Les Mots de ma vie - Bernard Pivot
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Sur le titre "Rosa Mystica"
(Album Offrandes - Michel Pépé)
J’aurais pu dire :
Vieillir, c’est désolant,
c’est insupportable,
c’est douloureux, c’est horrible,
c’est déprimant, c’est mortel.
Mais j’ai préféré "chiant"
parce que c’est un adjectif vigoureux
qui ne fait pas triste.
Vieillir, c’est chiant
parce qu’on ne sait pas
quand ça a commencé
et l’on sait encore moins,
quand ça finira.
Non, ce n’est pas vrai qu’on vieillit
dès notre naissance.
On a été longtemps si frais,
si jeune, si appétissant.
On était bien dans sa peau.
On se sentait conquérant.
Invulnérable.
La vie devant soi.
Même à cinquante ans,
c’était encore très bien….
Même à soixante.
Si, si, je vous assure,
j’étais encore plein de muscles,
de projets, de désirs, de flamme.
Je le suis toujours,
mais voilà, entre-temps
j’ai vu le regard des jeunes…
Des hommes et des femmes
dans la force de l’âge
qui ne me considéraient plus
comme un des leurs,
même apparenté, même à la marge.
J’ai lu dans leurs yeux
qu’ils n’auraient plus jamais
d’indulgence à mon égard,
qu’ils seraient polis, déférents,
louangeurs, mais impitoyables.
Sans m’en rendre compte,
j’étais entré dans l’apartheid de l’âge.
Le plus terrible est venu
des dédicaces des écrivains,
surtout des débutants.
"Avec respect",
"En hommage respectueux"
"Avec mes sentiments très respectueux".
Les salauds !
Ils croyaient probablement me faire plaisir
en décapuchonnant leur stylo plein de respect ?
Les cons !
Et du "Cher Monsieur Pivot"
long et solennel
comme une citation
à l’ordre des Arts et Lettres
qui vous fiche dix ans de plus !
Un jour, dans le métro,
c’était la première fois,
une jeune fille s’est levée
pour me donner sa place.
J’ai failli la gifler.
Puis la priant de se rasseoir,
je lui ai demandé si je faisais vraiment vieux,
si je lui étais apparu fatigué ?
– "Non, non, pas du tout,
a-t-elle répondu, embarrassée.
J’ai pensé que"
– Moi aussitôt :
"Vous pensiez que ?"
– "Je pensais, je ne sais pas, je ne sais plus,
que ça vous ferait plaisir de vous asseoir."
– "Parce que j’ai les cheveux blancs ?"
– "Non, c’est pas ça, je vous ai vu debout
et comme vous êtes plus âgé que moi,
ça a été un réflexe,
je me suis levée."
– "Je parais beaucoup,
beaucoup plus âgé que vous ?"
– "Non, oui, enfin un peu,
mais ce n’est pas une question d’âge."
– "Une question de quoi, alors ?"
– "Je ne sais pas, une question de politesse,
enfin je crois."
J’ai arrêté de la taquiner,
je l’ai remerciée de son geste généreux
et l’ai accompagnée à la station où elle descendait
pour lui offrir un verre.
Lutter contre le vieillissement,
c’est, dans la mesure du possible,
ne renoncer à rien.
Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles,
ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni au rêve.
Rêver, c’est se souvenir,
tant qu’à faire, des heures exquises.
C’est penser aux jolis rendez-vous
qui nous attendent.
C’est laisser son esprit vagabonder
entre le désir et l’utopie.
La musique est un puissant excitant du rêve.
La musique est une drogue douce.
J’aimerais mourir, rêveur, dans un fauteuil
en écoutant soit l’Adagio du Concerto n° 23
en La majeur de Mozart, soit, du même,
l’Andante de son Concerto n° 21 en Ut majeur,
musiques au bout desquelles se révéleront à mes yeux
pas même étonnés les paysages sublimes de l’au-delà.
Mais Mozart et moi ne sommes pas pressés.
Nous allons prendre notre temps.
Avec l’âge le temps passe, soit trop vite,
soit trop lentement.
Nous ignorons à combien se monte encore notre capital.
En années ?
En mois ?
En jours ?
Non, il ne faut pas considérer le temps
qui nous reste comme un capital.
Mais comme un usufruit dont,
tant que nous en sommes capables,
il faut jouir sans modération.
Après nous, le déluge ?
Non, Mozart...
© Bernard Pivot (2011)
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