Le désir d'oublier - Anna de Noailles
Quand tu me plaisais tant que j'en pouvais mourir,
Quand je mettais l'ardeur et la paix sous ton toit,
Quand je riais sans joie et souffrais sans gémir,
Afin d'être un climat constant autour de toi;
Quand ma calme, obstinée et fière déraison
Te confondait avec le puissant univers,
Si bien que mon esprit te voyait sombre ou clair
Selon les ciels d'azur ou les froides saisons,
Je pressentais déjà qu'il me faudrait guérir
Du choix suave et dur de ton être sans feu,
J'attendais cet instant où l'on voit dépérir
L'enchantement sacré d'avoir eu ce qu'on veut :
Instant éblouissant et qui vaut d'expier,
Où, rusé, résolu, puissant, ingénieux,
L'invincible désir s'empare des beaux pieds,
Et comme un thyrse en fleur s'enroule jusqu'aux yeux !
Peut-être ton esprit à mon âme lie
Se plaisait-il parmi nos contraintes sans fin,
Tu n'avais pas ma soif, tu n'avais pas ma faim,
Mais moi, je travaillais au désir d'oublier !
Certes tu garderas de m'avoir fait rêver
Un prestige divin qui hantera ton cœur,
Mais moi, l'esprit toujours par l'ardeur soulevé,
Et qu'aurait fait souffrir même un constant bonheur,
Je ne cesserai pas de contempler sur toi,
Qui me fus imposant plus qu'un temple et qu'un dieu,
L'arbitraire déclin du soleil de tes yeux
Et la cessation paisible de ma foi !
© Anna de Noailles
Anna, Princesse Brancovan, Comtesse Mathieu de Noailles,
est une poètesse française (1876-1933) née le 15 novembre 1876 à Paris
et décédée à Paris le 30 avril 1933.
Elle est la première femme devenue commandeur de la Légion d'honneur
et l'Académie française lui nomma un prix en son honneur.
Anna de Noailles meurt en 1933 et est inhumée au cimetière du Père-Lachaise,
mais son cœur repose dans le cimetière d'Amphion-les-Bains.
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